L'usage du temps et de l'espace

Il y avait un chat noir et blanc sur le dernier palier de l'escalier. Une légère lumière pâle blanchissait les murs au-dessus de l'animal. Les balustres de la rampe étaient en fer forgé, passablement usés par l'usage et le temps. Le bois de la main courante était sombre et lisse, de cette lisseté qu'on rencontre dans les lieux de passage, là où même la pierre s'efface sous le poids des gens. Un tas de chaises empilées sur des bureaux alignés contre la paroi se parait de poussière. Le chat était caché au milieu de ces chaises et ses yeux ronds m'observaient avec crainte, ou curiosité. J'étais un peu en avance. Hassan n'était pas encore arrivé.

 

J'observais le vertige de la cage d'escalier depuis le garde-corps de l'étage, lorsque j'entendis des pas. L'espace de quelques secondes, je pus apercevoir quelqu'un: c'était le haut du crâne d'un homme aux cheveux blancs. Je reculai de quelques pas pour l'attendre. Pourquoi reculer ? Je ne sais pas, peut-être me suis-je dit qu'il n'était pas correct de regarder le haut du crâne des gens.

Les pas se rapprochaient. La lumière était toujours aussi pâle et le chat était toujours derrière moi, entre les chaises au manteau de poussière. Je me suis approché du chat, pour faire quelque chose, pour le caresser peut-être, coincé que j'étais dans cette attente inconnue, mais le chat prit peur et s'enfuit. Je me rapprochai des escaliers pour observer la suite de sa course. Il allait, ventre à terre, le long des balustres, effrayé d'avoir croisé la route d'un autre être humain qui montait en sens inverse, et qui arrivait devant moi.

 

 - Déjà là? Tu es fidèle à la réputation des Suisses.

 

Hassan El Geretly se tenait devant moi. Et il était plus grand que dans mon imagination. Il ouvrit la longue porte en bois du palier et me fit entrer.

 

 - Bienvenue.

 

À l'intérieur, de grandes fenêtres laissaient entrer encore plus de lumière, laquelle était toujours aussi pâle. Après tout, il n'était encore que le matin.

 

Hassan est le directeur de la première compagnie indépendante de théâtre du Caire: la compagnie El-Warsha (ce qui se traduit par L'atelier en français). Fondée en 1987, elle explore depuis longtemps le patrimoine populaire d'Égypte, notamment à travers ses contes, sa musique, ses danses, ses poètes et les récits de vie de ses habitants. L'histoire de la compagnie est riche en créations et en collaborations qui s'étendent sur plus de trente années. Et cette histoire, m'explique Hassan lors de l'un de nos rendez-vous hebdomadaires, est aujourd'hui menacée.

 

Il y a eu la pandémie, bien sûr, qui a révélé, encore une fois, que si le monde professionnel de la culture est un colosse, il n'en reste pas moins qu'il est un colosse aux pieds d'argile. Mais, pour El-Warsha, les coups sont aussi venus d'ailleurs.

 

 - Le gouvernement nous attaque à travers les taxes. Il nous réclame le versement d'impôts supplémentaires, recalculés sur dix ans. Il utilise l'excuse de la révolution et de son soi-disant chaos pour justifier des impôts mal calculés et nous demande donc de le payer des sommes faramineuses. La compagnie a besoin de liquidités, c'est notre lutte quotidienne en ce moment.

 

Il me raconte tout cela lors d'une de nos discussions vagabondes, où nous parlons de nous, des autres, du monde, du cinéma, du théâtre, de poésie. Il me dit que quelque chose finira bien par naître de ces discussions. Et si ce n'est pas le cas, et bien cela suffira aussi. Après tout, les longues discussions sont des naissances en soi.

 

Un soir, il m'invite à venir assister à une répétition générale de la compagnie. Ils tournent un film dans quelques jours, lequel est une tentative de lutter contre les résistances de ce nouveau siècle et de faire vivre et survivre leur travail. Les comédiens et comédiennes de la troupe sont disposés en demi-cercle autour de nous. L'un après l'autre, ils se lèvent pour venir chanter, danser, ou simplement nous raconter une histoire. Il se dégage de cette heure hors du temps, un étrange sentiment familier, comme si, malgré les zones encore inconnues de cette langue, je revenais enfin à la maison.

Oui, c'est peut-être cela, tout simplement. C'était le retour du fils prodigue, mais à l'envers. Ce n'est pas l'enfant qui était parti, c'était la maison qui avait disparu. Et c'était son retour, assis sur cette vieille chaise branlante, que je célébrais en mon for intérieur. Soudainement, les murs qui m'entouraient n'étaient plus exactement les mêmes. Comme si un papier peint d'un genre mystérieux, invisible, s'était défait pour me révéler la vraie nature de ces lieux. Ainsi, ce n'était plus simplement les murs d'un appartement inconnu, non, je la reconnaissais enfin: c'était la maison fabulatrice, le foyer de l'humanité toute entière. Je reconnaissais enfin ce lieu ouvert à tous, abri de tous les récits de la terre, où la réalité se pare d'autres couleurs, et que l'on nomme parfois théâtre.

 

Le mot théâtre descend du mot latin theatrum, lequel signifiait, au figuré: lieu où se produit quelque chose d'important. Et c'est cela, la clef: il se passe au théâtre quelque chose de vital, mais lui donner un nom précis pour s'en rapprocher, c'est lui offrir l'opportunité de s'enfuir. Et il s'enfuira, bien sûr, puisque il est dans son essence d'échapper à toute définition cloisonnée. Alors, dans ce cas, comment faire comprendre qu'il est vital, et ce d'autant plus, dans une société qui renonce à comprendre?

Oh, tout n'est pas perdu, au contraire: tout est même à espérer. Il nous reste encore l'éventail infini de nos sensations, notre seule porte d'entrée, à mon sens, vers le monde indéfinissable du théâtre. Nous avons cette chance de pouvoir appréhender le monde et sa rugosité à travers le merveilleux mystère de notre corps et des sensations physiques qu'il réveille. Pourquoi ne pas la saisir ?

 

Le théâtre est pour moi le lieu de l'incarnation de l'espace et du temps. La question, dans le travail que j'y accomplis, est toujours: quel usage faire de cet espace et de ce temps ?

Chaque geste y est soupesé, et il ne l'est pas.

Chaque parole y a un sens, et elle n'en a pas.

C'est le lieu et le temps du paradoxe rendu vivant. Et cela peut être l'espace d'un instant, une infime seconde même, mais je vous le jure: il arrive qu'on y voie des fantômes.

 

Le soir de cette générale, j'y ai moi même vu un fantôme.

 

Vers la fin du spectacle, lorsque Baha, l'assistant de Hassan, s'est levé pour interpréter une dernière chanson, l'espace d'un instant, son visage a accueilli les traits d'un autre visage. J'ai cru y reconnaître les traits de Christian, le frère d'un ami d'enfance, décédé il y a quelques mois, et que je comptais aussi parmi  mes amis. J'ai d'abord pris peur, comme victime d'une étrange apparition. Et puis, des larmes pudiques me sont venues. Voilà, me suis-je dit, il est juste venu dire au revoir. C'est tout naturel, finalement: il n'avait pas pu le faire avant, alors il le fait maintenant. Et il prend son temps pour le faire.

 

Il a bien raison, d'ailleurs. Ce n'est pas comme si le monde allait disparaître demain.